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Fine Gueule

Thai-Thanh et Khanh Dang

Khanh Dang conçoit et vend de superbes esquimaux sous le nom Crazy (Pops) à Place d'Italie, et Thai-Thanh Dang, sa fille, a co-fondé La Tropicale, non loin d'Aligre, où elle conçoit des parfums de glaces subtiles et étonnants, au rythme du marché.

Khanh, que faisais-tu avant de devenir glacier ?

Khanh : J’ai grandi au Vietnam et suis venu en France après le bac, où j’ai fait des études d’ingénieur. J’ai travaillé dix ans derrière un ordinateur, dans un bureau. J’ai fait des trucs intéressants : pilote automatique d’avion, Virage F1, les deux premières années j’apprenais beaucoup de choses, mais après je savais à peu près tout, je trouvais cela répétitif, cette vie ne me convenait pas.

En 1975, avec la chute du Vietnam, les parents de mon ex-femme — la mère de Thai-Thanh — sont venus en France avec de l’argent qu’ils voulaient investir. Ma femme a voulu ouvrir une boutique d’alimentation.
Au départ, nous vendions des produits tropicaux à la place de cette boutique actuelle du XIIIe arrondissement de Paris, mais cela ne marchait pas. Alors j’ai eu l’idée de vendre aussi des glaces Berthillon, pour attirer les Français.

L’été 1976 était caniculaire, et il y a eu une rupture de stock chez Berthillon.
On est alors passés aux glaces de La Sorbetière, une marque montée par un brasseur et un pharmacien. Je me suis dit que si un brasseur et un pharmacien en étaient capables, il y avait peut-être quelque chose à faire (rires).
Je les ai observés, puis, avec ma femme, on a décidé de faire les glaces nous-mêmes. On a acheté une petite sorbetière, et ma femme a pris des cours chez Lenôtre.

Tu avais déjà un fort rapport à la cuisine ?

K : J’aime manger, oui.

TT : Chez les Vietnamiens, culturellement, la cuisine est au milieu de tout, donc tu aimes forcément manger. Puis il a un palais. C’est lui qui fait la cuisine du dimanche (rires).

K : Oui mais le goût s’apprend, se travaille, ce n’est pas naturel.

La vente de glaces a-t-elle bien fonctionné ?

TT : Ils ont fini par ouvrir dix boutiques…

K : Oui, mais on a eu un contrôle fiscal, et ma femme m’a dit que je ne savais pas gérer l’argent (rires). On a fini par divorcer et vendre les boutiques, sauf les deux du XIIIe. J’ai passé quelque temps aux États-Unis, à Hawaï, à faire des glaces, mais ça n’a pas marché. J’ai rencontré une femme qui vivait en France, et j’en avais marre de passer ma vie à me saouler avec des pêcheurs vietnamiens (rires), donc je suis revenu et j’ai tout recommencé.
J’ai monté une affaire à Romainville, un labo de tartes salées, sucrées, et de glaces, qui étaient ensuite distribuées, et où j’ai fini par avoir une trentaine d’employés. Mais tout s’est effondré quand de gros clients ont déposé le bilan.
J’ai donc travaillé dans une boulangerie du XIVe, que j’ai finalement reprise pendant sept ans, avant de la vendre au moment de la retraite…

Quel genre de glace faisais-tu ?

K : Déjà les glaces que je fais aujourd’hui.

Qu’est-ce qui a évolué depuis ?

K : On améliore son goût, on trouve de nouveaux accords. Il y a quarante façons de faire une glace, seul l’équilibre compte.

Comment la pratique des esquimaux est-elle venue ?

K : Quand j’ai pris ma retraite, j’ai voyagé aux États-Unis, où j’ai vu des bâtonnets de glace, les popsicles, et j’ai trouvé ça super : il suffisait de faire les mêmes glaces et de les mettre dans des moules. Il y avait King of the Pops, monté par deux informaticiens qui avaient importé l’idée des bâtonnets de glace, las paletas, du Mexique aux États-Unis. Je me suis dit que j’allais faire ça au Vietnam, car là-bas, ils ne mangent que des bâtonnets. Mais je suis rentré en France pour passer les fêtes, et je me suis retrouvé coincé à cause du Covid. Entre-temps, ma fille avait fermé la boutique du XIIIe et cherchait à la vendre. Alors je lui ai proposé d’y faire des bâtonnets. Crazy est né !

En France, il n’y a pas la culture du bâtonnet. On pense toujours que cela signifie "glace à l’eau", alors qu’on peut faire la composition qu’on veut et la mouler. Il n’y a aucune règle. Au contraire, cela permet parfois même de faire des choses plus sophistiquées, esthétiquement et gustativement !

Comment mets-tu au point tes parfums ?

K : Il ne faut pas que ce soit trop sucré : pas plus de 30 %. Je travaille à partir de purées de fruits non traités, sans ajout d’eau ni de sucre. Uniquement des ingrédients naturels. J’aime quand il n’y a pas trop d’ingrédients. J’aime les goûts un peu forts.

Je m’inspire de tout : de ce que je goûte, de mes voyages… J’observe, et j’essaie de retransmettre cette expérience, cette sensation, dans une glace. Ou en goûtant des glaces d’ailleurs, comme une glace indienne par exemple. Au Moyen-Orient, ils ont une façon très différente de manger les glaces : elles sont à base de lait frais, sans œufs ni crème. C’est très léger, souvent parfumé à la pistache. Très agréable. J’avais fait du kulfi, une glace indienne à base de pistache, très agréable à manger, à laquelle j’avais ajouté de la cardamome.
Comme je suis vietnamien, j’essaie aussi de transformer des desserts vietnamiens en glace. Par exemple, un dessert à base de banane, noix de coco, sésame… Je réfléchis à comment en faire une glace, sans tout mélanger.
Je n’aime pas quand les goûts sont superposés, sinon on ne sent plus rien. Je cherche à les faire cohabiter côte à côte. Dans les esquimaux, je fais un mélange sommaire, à peine — comme un marbré.

Thai-Thanh, quand t’es-tu également intéressée aux glaces ?

TT : Je travaillais comme économiste à l’OCDE, et j’en avais fait un peu le tour.
Ma mère dirigeait toujours la boutique historique du XIIIe, mais elle est décédée. Avec mon mari, on a décidé de la reprendre.

Je vendais les glaces que mon père produisait à Romainville, mais déjà, ce n’étaient pas les parfums vanille, fraise, chocolat qui m’intéressaient, mais plutôt gingembre-caramel, fraise-menthe, mandarine impériale, curaçao bleu…
Mon père pensait que je ne pourrais pas les vendre.

J’ai acheté une turbine — genre "soft" — et j’ai commencé à faire moi-même les parfums qui me plaisaient.
Tu ne fais pas de reconversion professionnelle si tu n’es pas passionnée. Au début, je tâtonnais, je faisais des choses bizarres, je me plantais… Mais petit à petit, j’ai commencé à trouver. On a investi une boutique dans le XIIe.

Il m’aura fallu dix ans pour faire comprendre que, chez moi, on ne vendait pas de parfums fraise, vanille, chocolat — pendant tout ce temps, je continuais à faire des missions pour l’OCDE en hiver.

Qu’as-tu hérité de ton père ?

TT : J’ai appris toutes les recettes de glaces auprès de lui, dans son labo.
Son savoir-faire, et son engagement à faire des choses qui lui plaisent.
Il y a des socles communs : la façon d’aller jusqu’au bout de ce qu’on entreprend.

M : Mais aujourd’hui, nos glaces sont différentes.

TT : Chaque glacier a son identité. Il poursuit sa réflexion, son exploration, avec un seul but : produire une glace qui lui plaît. Chacun trouve son public.

Mon dosage de sucre est très bas (autour de 12–15 %). Je n’aime pas qu’un goût de sucre reste en bouche après une glace. J’aime que ce soient les arômes qui persistent.
Il y a des échanges entre nous : mon père a baissé sa dose de sucre sous mon influence.

Thai-Thanh, comment as-tu mis au point le minutieux sourcing que tu pratiques dans ta boutique ?

TT : C’est un long processus, un long apprentissage. Au départ, tu fais la recette préexistante, puis petit à petit, tu l’adaptes. Tu commences à découvrir d’autres types de lait, d’autres produits, tu goûtes, tu affines. Quand je vois de beaux ingrédients, je me demande ce que je vais pouvoir faire avec.
C’est ça qui me plaît.

Je me rends compte aujourd’hui que j’évolue dans un milieu de cuisine et de chef·fes où tout le monde connaît la reine-des-prés, la fleuve ou le mélilot…mais je vois bien qu’autour de moi, ce n’est pas le cas. Ma mission, c’est donc de les faire découvrir, de les démocratiser.

Je vis avec les saisons. Quand la fraise arrive, c’est magnifique. Je suis tellement heureuse de la travailler — elle est si belle. Je fais la recette de ma mère, avec des feuilles de menthe, et ça ne dure qu’un mois. Mais ce n’est pas grave que ça ne dure qu’un mois : rien n’est pérenne.

C’est l’industrialisation qui a rendu les choses « pérennes » : les tomates toute l’année, etc. Bientôt, il y aura la pastèque, le melon, puis la poire… Ça ne s’arrête jamais.

La glace, c’est comme la cuisine : c’est totalement infini. Là, je vais travailler sur la chicorée, parce que ça me fait marrer. Pour le festival Ici Vietnam, je vais faire une glace au nuoc-mâm, par exemple…

Et pour les produits qui viennent de plus loin, comment procèdes-tu ?

TT : Quand ça vient de loin, je fais très attention au projet qu’il y a derrière, à la filière. Par exemple, notre mangue vient d’Inde du Nord, d’un village qui a été ravagé par des pluies diluviennes. À la suite de ça, un programme de culture de mangues bio a été mis en place, accompagné par des ONG, avec la création d’une coopérative. La mangue Kheesar vient de ce projet-là. Elle est magnifique. Quand je l’ai goûtée, je l’ai trouvée tellement différente que j’ai tout de suite voulu la travailler.

Pour le chocolat, par exemple, qui vient du Vietnam, c’est Arnaud, de chez Héritage Chocolat, un Franco-Vietnamien qui fait travailler des Vietnamiens handicapés par la guerre.

Est-ce que tu peux nous parler un peu de ta façon de gérer la boutique ?

TT : Gilles et moi sommes payés au SMIC, comme tout le monde, même si on fait plus d’heures. Je considère – à la différence de ce qu’on entend souvent – qu’il n’y a personne ici qui serait plus « productif » et qui mériterait un salaire plus élevé. Je connais bien cette logique, en tant qu’économiste. Même nettoyer les toilettes est indispensable : si personne ne le fait, la boutique ne fonctionne pas. Chaque poste est essentiel. L’ancienneté n’est pas un argument.
On paie au SMIC, mais ici, si on veut partir en vacances – même un mois ou un mois et demi – ou prendre du temps pour un projet personnel, on peut le faire. Et on partage le résultat si on en fait.
On n’ouvre pas une boutique juste avec des chiffres : il y a des gens derrière. L’humain doit rester au centre.

Peux-tu nous parler du politique dans ce que tu fais ?

TT : Consommer, c’est un acte politique. On nous reproche parfois d’avoir des prix un peu élevés. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que des produits chers vont soutenir des filières équitables. Des artisans qui ont besoin de vivre de leur travail, de leur expertise. Chaque acte compte. À chaque moment, on peut choisir un produit moins cher et soutenir l’agro-industrie ou une main-d’œuvre exploitée à l’étranger. Nous, on fait le choix inverse, consciemment.
Notre lait coûte deux fois plus cher, parce qu’il est produit dans une petite ferme d’une centaine de vaches, à 70 km de Paris, où des gens travaillent sans relâche, tous les jours. Et ça, ça a un coût.

Les choix qu’on fait sont ceux de la société qu’on veut promouvoir. On propose aussi une offre variée en termes de prix, parce qu’on veut rester accessibles. Ce n’est pas parce que tu utilises des produits chers que, d’un coup, tu t’adresses uniquement aux élites. Je suis contre ça. Ce qui m’intéresse, c’est que mon travail aille le plus loin possible. Si tu n’as pas beaucoup de moyens, tu peux prendre une mini boule kids à 1,80 €. C’est accessible. (Bon, peut-être qu’elle passera à 2 € bientôt, avec la hausse des coûts des matières premières et de l’énergie.) Ce que j’ai appris, je veux le partager avec tout le monde. On s’adresse à des gens curieux. La seule condition d’accès, c’est la curiosité.

Notre intervention à Paris Plage, dans le XIXe arrondissement, va dans ce sens : c’est notre action sociale. On ne veut pas rester uniquement dans notre zone de confort, dans le XIIe, où les gens nous connaissent déjà. L’idée, c’est de faire découvrir des saveurs, d’ouvrir des horizons. Et petit à petit, ceux qui se prennent au jeu reviennent. On ne met aucune barrière élitiste, même sur le plan créatif. On doit rester accessibles, avec de l’humilité et de la bienveillance.
Et en même temps, ça ne veut pas dire que les gens qui ont une grande expérience gustative ou une forte culture « food » ne vont pas s’y retrouver. Parce qu’en fait, on est aussi capable d’aller très haut.

Thai-Thanh, dernièrement, un souvenir olfactif marquant ?

J'adore les odeurs de fleurs. C’est souvent en randonnée ou à vélo, sur des chemins de traverse, que je les sens. Et ça me fascine… mais je suis totalement incapable de savoir de quelles fleurs il s'agit.

Un son ?

J’aime beaucoup le son du gong. Je médite souvent, donc ça me ramène à mes séances de Vipassana. C’est un univers en soi, un monde à part.

Un toucher ?

J’adore le toucher. Les tissus soyeux… enfin, pas forcément soyeux, mais les cotons très fins, par exemple.

Un restaurant ?

Chaque restaurant a son identité, mais celle qui m’a beaucoup marquée, c’est Pauline du Coucou Café, dans le Xe. J’adore sa cuisine : il y a une vraie finesse, une belle recherche, c’est vraiment chouette. Et aussi la cuisine de Reyna, une cheffe philippine du restaurant éponyme dans le XIe.

Un.e  glacièr.e ?

Daniela, de chez Café Isaka. J’aime beaucoup sa façon de travailler. Elle est super, sympa, curieuse, humble. C’est un peu comme ma petite sœur.
Et puis Alice, de chez Kem (ndr : glaces bios et durables à vocation évenementielle). Je la trouve très joyeuse, très enthousiaste. J’aime leur façon d’appréhender la glace, très vivante.

Un commerce de quartier ?

Ma voisine d’en face : la librairie La Terrasse de Gutenberg. Je l’aime pour son histoire, pour son engagement. Elle a porté le féminisme de manière radicale et persévérante à travers sa sélection. Je trouve que c’est une femme extraordinaire.

Un.e producteur.ice ?

J’adore tous mes producteurs et productrices. Mais je peux citer Yves et Fabienne, de La Fromentellerie, la ferme qui me fournit le lait. Ce sont des passionnés, vraiment incroyables.

Et je travaille aussi avec Andrés, d’Ara Chocolat, qui fait du bean-to-bar. Il est un peu barré, complètement passionné, c’est fabuleux. Je suis hyper heureuse de pouvoir faire des glaces avec son chocolat. D’ailleurs, on fait des tests de sorbet au chocolat avec du sirop d’agave en ce moment : c’est délicieux.

Une de tes glaces particulièrement réussie ?

Une glace réussie, c’est une glace addictive. Tu ouvres un pot de 200 ml et tu ne peux plus t’arrêter. Tu le finis. La gingembre-caramel, dans ce sens, est très réussie. Et c’est aussi typiquement la rencontre entre la France et le Vietnam.

Qu’est-ce qu’on boit chez toi ?

Du café de spécialité vietnamien. De l’arabica, mais aussi du robusta – qui n’est pas encore très à la mode, mais qui a une vraie personnalité : puissant, chocolaté, un peu noisetté. Il se marie très bien avec les coffee sodas, les cafés glacés au lait concentré ou au lait de coco, les ice lattes…

Merci à vous deux !

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